Blogia
DESDELDESVAN

RITOURNELLE DE LA FAIM

RITOURNELLE DE LA FAIM

RITOURNELLE  DE LA FAIM

 

J.M.G. LE CLÉZIO

                            (Prix Nobel de Littérature 2008)

 

                            Ed. Gallimard

 

         “Je connais la faim, je l’ai ressentie. Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper les barrettes de chewing-gum, le chocolat, les paquets de pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j’ai une telle soif de gras que je bois l’huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cueiller d’huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J’ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal, à la cuisine.

         Enfant, j’ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n’est pas la miche du boulanger_ ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec la farine avarié et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j’avais trois ans. C’est un pain carré, fait avec la farine de force, léger, odorant, à la mie aussi blanche que le papier sur lequel j’écris. Et à l’écrire je sens l’eau à ma bouche, comme si le temps n’était pas passé et que j’étais directement relié à ma petite enfance. La tranche de pain fondant, nuageux, que j’enfonce dans ma bouche et à peine avalée j’en demande encore, encore, et si ma grand-mère ne le rangeait pas dans son armoire fermée à clef, je pourrais le finir en un instant, jusqu’à en être malade. Sans doute rien ne m’a pareillement satisfait, je n’ai rien goûté depuis qui a comblé à ce point ma faim, ni m’a à ce point rassasié...

         Cette faim est en moi. Je ne peux pas l’oublier. Elle met une lumière aiguë qui m’empêche d’oublier mon enfance. Sans elle, sans doute n’aurais pas gardé mémoire de ce temps, de ces années si longues, à manquer de tout. Être heureux, c’est n’avoir pas à se souvenir. Ai-je été malheureux ? Je ne sais pas. Simplement je me souviens un jour de m’être réveillé. De connaître en fin l’émerveillement des sensations rassasiées. Ce pain trop blanc, trop doux, qui sent trop bon, cette huile de poisson qui coule dans ma gorge, ces cristax de gros sel, ces cuillerées de lait en poudre qui forment une pâte au fond de ma bouche, contre ma langue, c’est quand je commence à vivre. Je sors des années grises, J’entre dans la lumiére. Je suis libre. J’existe.

         C’est d’une autre faim qu’il sera question dans l’histoire qui va suivre ».

0 comentarios